Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Au Sommet du Chateau d'Eau
Au Sommet du Chateau d'Eau
Publicité
Au Sommet du Chateau d'Eau
20 novembre 2007

L'Artiste des Os

Le rat rôdait sur les rebords d'eaux usées de la vieille Londres. Et tout les jours voyaient défiler leurs lots de corps.
Pas plus tard que ce matin, un ivrogne avait chuté dans l'eau bourbeuse et c'état lentement enfoncé, tenant inutilement de brailler à l'aide. Quelques fois c'étaient les prostituées, qui, lassées des menaces et des couteaux, de l'alcool et des maquereaux, attrapaient le premier objet lourd à leur portée et se laissaient entrapiner par le fond. Quelquefois les os remontaient, pour le plus grand plaisir du rat. Il pouvait pas les ronger, trop boueux et déjà attaqués par l'acidité. Et quelquefois il plongeait lui même son museau dans la tourbe pour aller en chercher de plus frais.
Il y avait un homme, prés des quais, qui lui donnait toujours lait et fromage quand il lui rapportait quelques os humains. Alors la vie était belle.
L'homme en faisait des theiéres, des tasses, sculptait les crânes pour décorer sa porte d'entrée.
C'était un vieux monsieur déjà, vouté, le cheveu rare au centre de son crâne, et gris ébouriffé sur les côtés. Il présentait tous les critéres pour appartenir à la catégorie des savants fous, selon la norme des mauvais films hollywoodiens, et cela l'amusait d'appeler le rat Igor, quand celui-ci était dans les parages. Mais le plus surpenant, c'était sa bonté maladive. Le vieil homme débordait d'altruisme, et devait déployer des trésors de volonté pour s'empêcher de pleurer chaque fois que le rat lui ramenait un os.
"Vois-tu, Igor, voilà encore une vie de gâchée, embourbée par la maladie des hommes. Ou est passé l'amour, la joie, l'avenir de cet homme? Ou de cette femme, soupira t-il. Dans la vase! Et il ne reste plus que les os, qui finiront eux aussi par disparaître!
Igor, je n'essaie pas seulement de perpétuer la mémoire de ces gens qui se croyaient trop inutiles, trop mal lotis dans leur ancienne vie...Je leur donne un rôle, a chacun. Et tel homme de bourse se retrouve mélé à la prostituée dans un admirable assortiment de couverts et d'assiettes. C'est le moins que je puisse faire pour eux."
Le vieil homme soupirait, et regardait par la lucarne au plafond. La lune dispersait timidement sa lumiére sur le sol en bois vermoulu, sur le petit atelier et les schémas qui le recouvraient, et puis les os. Polis, lavés, taillés, sculptés, ils devenaient de parfaites imitations de théiére, surpassant dans la qualité porcelaines et ivoires.
Aucun des badauds n'aurait jamais pu imaginer la provenance de ce petit service acheté pour l'anniversaire de sa femme. Acheté à ce petit homme à la moustache blanche finement peignée, au costume impeccables et aux rares cheveux soigneusement peignés sous un petit chapeau melon.
Le rat observait parfois les gens venant acheter les merveilles du vieil homme. Aprés tout, il faisait partie du petit engrenage bien graissé qui amenait ces services à thé dans les salons de la petite bourgeoisie. Et il souriait étrangement. Ce petit vieux avait le sourire le plus sincére de toute cette ville abominable. Les gens les plus maussades se surprenaient eux même à aimablement rendre un léger rictus, puis une large face souriante à ce petit homme, sans importance, qui faisait de si beaux services à thé.
L'artiste des os ne dépensait jamais son argent dans des choses futiles. Juste ce qu'il lui fallait pour vivre et récompenser le rat, qui faisait grand cas de ces attentions fromagéres. Quelquefois, cependant, il achetait une large bouteille d'alcool au marché. Rien de bien méchant, mais c'était sa seule folie. Rentré chez lui, il montait sur le toit au moyen d'une petite échelle dans un coin de l'atelier, recouverte de poussiére. Et au sommet de sa petite tour, il ouvrait la bouteille et pensait.
Il buvait et se projetait dans l'avenir. Ou encore prenait le train dans l'autre sens et se souvenait. Se souvenait de sa femme, décédée quelques années auparavant, de ses enfants, tous partis pour d'autres pays, d'autres contrées, parfois lui écrivant une lettre pour lui raconter les magnifiques paysages qu'ils avaient la chance d'admirer. L'un d'eux était en Afrique. Un continent dangereux, sauvage, ou les hommes cultivés essayaient d'apprendre la civilisation aux peuples sauvages de ce vieux pays. Une fois ou deux, le vieil homme avait essayé de reproduire l'un de ces chasseurs noirs que son fils lui avait croqué dans une de ses missives. Mais le résultat ne lui convenait pas, il n'était pas doué pour représenter des êtres humains. Son autre fils était parti arpenter les routes avec un carnaval. Il n'aimait pas cette ambiance, ces lumiéres, ces gens maquillés et le bruit.
L'artiste des os frissonait quand il y pensait. Mais son fils semblait heureux dans ce mode de vie, en tout cas comme en témoignaient ses lettres. Il y avait d'étranges hommes, contrefaits, avec le coeur sur la main, des clowns blancs, l'homme le plus fort du monde, des acrobates cracheurs de feu et des personnes de petite taille.
Lors de leur représentation dans la ville du vieil homme, il n'avait pas eu le courage d'affronter ces gens et de s'y rendre.
Et la bouteille diminuait petit à petit. Et le vieil homme sanglotait, car une idée lui trottait dans la tête depuis longtemps déjà.
Et ce fut une nuit de ces nuits, où le rat lui avaut ammené un magnifique tibia, que l'artiste des os prépara les schémas de sa derniére création.
Cette création lui demanderait beaucoup de travail et de concentration. Enivré et exalté par la bouteille désormais à moitié vide, il se mit au travail.
Sans un cri, sans un bruit, il saisit sa scie et se débarassa de son bras droit.
Le rat, tapit das l'ombre, rongea la chair et nettoya les os.
De son unique main, il sculpta carpes et métacarpes.
Puis la matiére vint à lui manquer. Crachant sur le tibia du rat, il scia à la cuisse sa jambe droite. La chair était vieille et fragile, et l'artiste des os ne se souciait plus de la douleur. La création l'ha bitait, et il l'enretenait à l'alcool, en versant directement sur les plaies mal bandées.
Et encore une fois, il manqua d'os. Son autre jambe y passa. La rat rongeait sans relâche, impatient de voir l'oeuvre du vieil homme achevée.
La piéce se remplissait de sang, et les os empilés flottaient dans cette ignoble mare.
Et puis, aussi vite que cette folie créatrice avait commencé, elle finit par s'évaporer dans un souffle.
S'aidant de son unique bras, le vieil homme rampa jusqu'à la porte.
Il rampa, encore et encore.
Passa par dessus le bord.
Et fut englouti par les eaux usées, en ayant une derniére pensée pour celui qui retrouverait ses os lavés par la crasse et l'acidité.
Dans le petit atelier, éclairé par la lumiére de la lune, une petite statue, finement ciselée, d'un petit homme sans trop d'envergure, sculptant un cubitus pour en faire des cuilléres.
Et si les rats pouvaient parler, voilà ce que le notre dirait:
"Voilà au moins des os qui mériteraient d'être rongés"
Et c'est ce qu'il fit.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité